Le gratte-ciel qui a failli mettre en péril Manhattan
Dans les années 1970, un gratte-ciel spectaculaire a été
construit à Manhattan: le Citicorp Center. Mais à peine un an après son
achèvement, le bâtiment menaçait de s'effondrer et de déclencher un «effet
domino», en raison d'une erreur de conception.

Crédit image: Zoshua Colah, unsplash
Derrière la façade du gratte-ciel Citigroup Center, haut de 279 m (tour blanche, au centre gauche de l'image), se cachait un problème statique fatal lors de son achèvement en 1977.
En 1977, lorsque le Citicorp Center (aujourd’hui Citigroup
Center), haut de 279 m, a percé la ligne d'horizon de Manhattan, le bâtiment était considéré comme une étape importante dans
la construction moderne des gratte-ciel. Peu de gens se doutaient alors que la
façade en aluminium cachait un problème statique dramatique qui aurait pu mener à
une catastrophe : la tour risquait en effet de s’effondrer sous les coups de vent trop
violents et menaçait de provoquer un gigantesque «effet domino» au cœur de la métropole densément
peuplée.
Tour sur pilotis
L'histoire de ce gratte-ciel se lit presque comme un roman policier
d'ingénierie. Revenons aux origines. Le Citicorp Center, officiellement connu
sous le nom de 601 Lexington Avenue à New York, était le septième plus haut
bâtiment du monde lors de son achèvement. Ce colosse se distingue notamment par une
approche architecturale inédite.
L’église luthérienne St. Peter’s, qui se trouvait sur le terrain dans les années 70 refusait de déménager. Walter Wriston, alors PDG de la Citicorp Bank, tenait pourtant à construire le nouveau siège social de l’entreprise précisément à cet endroit. Un compromis fut finalement trouvé avec le pasteur : l’église serait reconstruite sur le même site, et le gratte-ciel s’élèverait au-dessus. Ainsi naquit une structure porteuse unique : au lieu d’installer les piliers en acier aux angles du bâtiment, ils furent positionnés au centre de chaque façade, à la manière d’immenses échasses, tandis que les angles furent laissés en suspension. Pour l’ingénieur en chef, William LeMessurier, le défi statique était immense.

Crédit image: Wikimedia Commons, Tdorante10, travail personnel, CC BY-SA 4.0.
Ce colosse se distingue par une solution architecturale particulière: les piliers en acier sont positionnés au centre de chaque façade, tandis que les angles restent «en suspension».
Afin d'absorber les énormes charges verticales et
horizontales, LeMessurier a finalement conçu un système complexe composé de
contreventements en acier en forme de V sur huit étages, appelés «chevron
bracings». Ceux-ci ont permis de transférer les forces du vent de la façade
vers les piliers centraux. Un «Tuned Mass Damper» a été ajouté pour renforcer
le système: il s'agit d'une sorte d'amortisseur de masse destiné à compenser
les vibrations causées par le vent dans la tour, une nouveauté à New York pour l'époque.
Une analyse statique simplifiée dans deux directions
axiales – nord-sud et est-ouest – a servi de base de calcul pour la structure
porteuse de la tour. Cependant, l'effet des «quartering winds»,
c'est-à-dire des charges de vent diagonales qui frappaient les angles non
soutenus du bâtiment, a été négligé.
Cri d'alarme des étudiants
Cette faiblesse statique fatale de la tour est d'abord passée inaperçue. Du
moins jusqu'à ce que Diane Hartley, étudiante en ingénierie, analyse le
bâtiment dans le cadre de son mémoire de fin d'études. Hartley a été la
première à découvrir cette faille et s'est alors adressée au bureau de
l'ingénieur. Mais ses remarques n'ont pas été prises au sérieux dans un premier
temps. Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'un autre étudiant a de nouveau
attiré l'attention de LeMessurier sur ce sujet, qui s'est alors mis à
réfléchir.
Il a finalement refait ses propres calculs et a pris
conscience de l'ampleur du problème: sous l'effet des charges de vent diagonales,
les forces exercées sur les assemblages des contreventements en chevron
augmentaient jusqu'à 160 %. Mais ce n'est pas tout: lors d'examens
complémentaires, l'ingénieur a découvert que les assemblages entièrement soudés
initialement prévus avaient été remplacés par des assemblages vissés en acier,
afin de réduire les coûts. La capacité de charge avait donc été encore
considérablement réduite.
Il n'en fallait pas beaucoup pour que la catastrophe se
produise: des tempêtes violentes avec de telles charges de vent surviennent à
New York environ tous les 16 ans. Parallèlement, la tour Citicorp dépendait
d'une alimentation électrique fonctionnelle, car l'amortisseur de vibrations
intégré n'était efficace que dans ces conditions. Une panne de courant, comme celle
qui s'est produite à New York en 1977, aurait donc pu avoir des conséquences
potentiellement fatales.
Travail de nuit en secret
LeMessurier fut confronté à une décision existentielle: devait-il rendre le
problème public et risquer un scandale ? Ou le passer sous silence et mettre
des vies humaines en danger? Il choisit la seule voie responsable et informa
Citicorp, la municipalité et une petite équipe de planificateurs d'urgence.
Afin d'éviter toute panique, il fut décidé de garder l'affaire secrète.

Crédit image: Architectural Records
Des photos historiques datant de 1976 montrent la construction du Citicorp Center et donnent un aperçu de sa structure.
Ainsi, pendant plusieurs semaines, la tour fut renforcée
en toute discrétion. La nuit, entre 20 heures et 4 heures du matin, des
ouvriers s'affairaient à installer des plaques d'acier supplémentaires de 5 cm
d'épaisseur sur plus de 200 points critiques du gratte-ciel. Pendant la
journée, les bureaux continuaient de fonctionner normalement. Parallèlement,
sous le couvert d'une étude de marché, les autorités ont élaboré un plan
d'évacuation couvrant un périmètre de dix pâtés de maisons autour de la tour.
Ce plan était prévu au cas où un ouragan frapperait la
ville. En effet, l'effondrement du gratte-ciel aurait pu entraîner une réaction
en chaîne et mettre en danger jusqu'à 200'000 vies humaines. Lorsque l'ouragan
Ella, une violente tempête, s'est effectivement annoncé en août 1978, la
situation est devenue critique. Par chance, l'ouragan a infléchi sa route; la ville a
été épargnée et le projet a pu être discrètement mené à bien.
Catastrophe quasi oubliée
Le public n'a appris tout cela que 15 ans plus tard, et plutôt par hasard. En
1995, lors d'un dîner privé, LeMessurier a raconté en passant cet incident. Il
se sentait désormais en sécurité, car la crise était depuis longtemps évitée et
le gratte-ciel était stable. Mais l'ingénieur ne s'attendait pas à ce que le journaliste
Joseph Morgenstern du New Yorker Magazine soit également présent à la fête.
Celui-ci a bien sûr tendu l'oreille, a commencé à faire
des recherches et a finalement publié un article intitulé «The
Fifty-Nine-Story-Crisis». Si le rapport a suscité un vif intérêt parmi les
ingénieurs civils et les architectes, la réaction du grand public est restée
étonnamment modérée. Probablement parce que l'événement remontait à si
longtemps et que la catastrophe redoutée ne s'était pas produite.
Après la publication, LeMessurier a été largement
félicité dans les milieux spécialisés pour son attitude responsable, mais
certains ont également critiqué le fait que l'information concernant
l'effondrement évité de justesse ait été gardée secrète pendant si longtemps. L'ingénieur
lui-même s'est exprimé à plusieurs reprises publiquement sur son dilemme, et
cette affaire est aujourd'hui considérée comme un exemple de comportement
éthique dans le domaine de l'ingénierie, malgré la gravité de l'erreur commise. (Pascale Boschung).